Saladin et l’unification des musulmans
- Echo Moyen-Orient
- 1 juil.
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👤 Une figure kurde dans l’histoire du monde islamique
Saladin, ou Salah ad-Din Yusuf ibn Ayyub, est l’une des figures les plus emblématiques du Moyen-Âge islamique. Né en 1137 (ou 1138) à Tikrit, dans l’actuel Irak, il est d’origine kurde et appartient à la tribu des Rawâdiya, une branche des Hadhbani. Ce détail ethnique, souvent minimisé dans les récits occidentaux, est pourtant central pour comprendre le parcours de Saladin : en tant que Kurde au sein d’un monde majoritairement arabe, il incarne une forme de méritocratie au sein de l’élite militaire musulmane.
La famille de Saladin s’était installée à Mossoul, puis à Damas, alors sous contrôle zengide. Très jeune, il est formé dans un environnement multilingue, multiculturel et profondément marqué par la religion. S’il s’impose rapidement comme stratège et homme de foi, sa spécificité ethnique lui confère une position à la fois marginale et rassembleuse. Il ne représentait pas une faction tribale particulière, mais un idéal panislamique.
🌍 Le morcellement du monde musulman au XIIe siècle
Au XIIe siècle, le monde musulman est profondément divisé. À l’ouest, les Almohades dominent l’Afrique du Nord, tandis qu’en Orient, les Abbassides tentent de maintenir leur autorité symbolique depuis Bagdad. Entre ces deux pôles, les dynasties locales, comme les Fatimides en Égypte ou les Zengides en Syrie, se disputent territoires et allégeances.
C’est dans ce contexte de fragmentation que Saladin apparaît comme une figure d’unification. Après avoir servi Nur ad-Din, émir zengide d’Alep, il devient vizir du califat fatimide en Égypte en 1169. À la mort de Nur ad-Din, il s’impose progressivement comme le seul maître de l’Égypte et de la Syrie, unifiant les deux régions sous la bannière de l’islam sunnite.
🕌 Une stratégie fondée sur l’unité religieuse
Saladin comprend très tôt que la reconquête de Jérusalem et la résistance aux Croisés ne peuvent se faire sans une unité religieuse et politique du monde musulman. Il entreprend donc une campagne méthodique pour rallier les différentes factions :
Il renforce la légitimité du sunnisme face au chiisme fatimide, qu’il démantèle progressivement en Égypte.
Il s’allie avec certaines tribus arabes et turques, sans imposer sa propre ethnie.
Il crée un discours religieux autour du djihad, non comme guerre de conquête, mais comme défense sacrée contre l’occupation chrétienne.
Son message, relayé par les oulémas, trouve un écho dans une population épuisée par les divisions. Saladin apparaît dès lors non seulement comme un chef militaire, mais comme un rassembleur spirituel.
⚔️ La reconquête de Jérusalem : symbole d’unité
Le point culminant de cette stratégie d’unification reste la prise de Jérusalem en 1187, après la victoire décisive de Hattin contre les Croisés. Cet événement marque un tournant majeur dans les croisades. Alors que la prise de la ville par les Croisés en 1099 s’était accompagnée d’un massacre de masse, Saladin fait preuve d’une modération remarquable :
Il garantit la vie des civils chrétiens et autorise des rançons pour leur libération.
Il protège les lieux saints, y compris chrétiens.
Il évite tout bain de sang inutile, ce qui lui vaut une admiration même parmi ses ennemis.
La reconquête de Jérusalem devient dès lors un symbole d’unité religieuse, militaire et politique. Elle scelle aussi l’autorité morale de Saladin sur l’ensemble du monde musulman.
✡️ Saladin et les minorités : un regard sur les Juifs
Une des dimensions souvent oubliées de l’histoire de Saladin est sa tolérance à l’égard des minorités religieuses, notamment les Juifs. Contrairement aux Croisés qui avaient expulsé ou massacré les Juifs de Jérusalem, Saladin leur permet de revenir et de se réinstaller dans la ville après sa reconquête.
Cette décision est saluée par de nombreuses communautés juives à travers le monde islamique. Des figures comme Maimonide, médecin et philosophe juif, bénéficient d’un climat de relative tolérance à la cour ayyoubide. Saladin ne cherchait pas à imposer une religion unique, mais à instaurer un ordre moral basé sur la coexistence, tant que les communautés respectaient l’autorité musulmane.
🛡️ Saladin sur les autres fronts : leadership militaire et expansion
En dehors de Jérusalem, Saladin mène de nombreuses campagnes militaires pour consolider ses positions et sécuriser ses frontières. Il remporte plusieurs batailles contre les Croisés, comme celles de Montgisard ou de la forteresse de Kerak, sans toujours les conquérir, mais en démontrant sa résilience et sa capacité à défendre le territoire musulman.
Il investit également dans la construction et la restauration de forteresses à des points stratégiques, comme la citadelle du Caire, assurant ainsi la défense et l’administration de ses territoires. Cette rigueur dans la gestion militaire lui vaut le respect de ses alliés comme de ses ennemis.
📖 Saladin dans la culture et la mémoire historique
Saladin n’est pas seulement un héros des chroniques musulmanes. Il fascine aussi les chroniqueurs européens. Contrairement à d’autres figures musulmanes, il est souvent présenté dans les récits occidentaux comme un ennemi chevaleresque, valeureux, juste et honorable.
Des écrivains comme Dante Alighieri ou Walter Scott le mentionnent avec respect, et jusqu’à aujourd’hui, son image perdure dans la culture populaire, tant au Moyen-Orient qu’en Europe. Cette universalité témoigne de la portée de son action politique et morale.
🌐 Mémoire kurde et récupération contemporaine
Aujourd’hui, Saladin est régulièrement revendiqué par les Kurdes comme un symbole national et historique. Des universités, boulevards et statues portent son nom dans les régions kurdes d’Irak et de Syrie. Cette réappropriation contemporaine de son héritage traduit le besoin pour le peuple kurde d’ancrer son histoire dans des figures de grandeur et de cohésion islamique.
Cette mémoire s’oppose parfois aux lectures plus arabisées de son personnage, notamment dans certains manuels d’histoire nationaux. Mais dans l’ensemble, Saladin demeure une figure consensuelle de rassemblement dans l’imaginaire musulman.
🏛️ Héritage et postérité d’une figure unificatrice
Saladin meurt en 1193 à Damas, laissant derrière lui un empire solide, mais fragile. Son héritage politique s’effrite rapidement entre ses successeurs, mais son aura morale persiste. Dans l’imaginaire musulman, il devient le modèle du souverain juste, du chef pieux, du Kurde qui a transcendé son origine pour unir les croyants.
L’histoire de Saladin et l’unification des musulmans reste un exemple majeur de leadership transcendant les appartenances ethniques et les divisions politiques.
Aujourd’hui encore, Saladin est célébré à travers le Moyen-Orient, tant chez les Arabes que chez les Kurdes. Il incarne l’idée qu’un dirigeant, quelle que soit son origine ethnique, peut être porteur d’un projet de civilisation, d’unité et de justice.
📚 Sources
Ibn al-Athir, Al-Kamil fi al-Tarikh, XIIe siècle / Amin Maalouf, Les Croisades vues par les Arabes, J’ai Lu, 1983 / Carole Hillenbrand, The Crusades: Islamic Perspectives, Routledge, 2000 / Encyclopædia Iranica, entrée « Saladin », /Entretien avec le Pr. H. Zand, université de Sulaymaniyah, avril 2024
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