Les dialectes kurmanji, sorani et zaza – et les autres
- Echo Moyen-Orient
- 6 juil.
- 6 min de lecture

📖 Une mosaïque linguistique ancrée dans les montagnes
Dans l’immensité montagneuse du Moyen-Orient, entre les confins de l’Anatolie orientale, les hauts plateaux d’Iran et les vallées du nord de l’Irak, une langue se murmure, se chante, s’écrit parfois – mais jamais ne s’oublie. Ou plutôt… des langues. Le kurde n’est pas un idiome monolithique : il est une constellation de dialectes, de sous-variétés, de registres, parfois si différents que deux locuteurs kurdes ne se comprennent pas sans effort. Kurmanji, sorani, zaza, hawrami, badinani, kelhuri… Ces noms évoquent à la fois des identités et des luttes, des héritages et des frontières invisibles.
Comprendre les dialectes kurdes, c’est comprendre une partie de la complexité politique, culturelle et historique du Kurdistan, ce territoire morcelé entre plusieurs États qui n’ont jamais reconnu son unité linguistique ni sa légitimité nationale.
🧭 Kurmanji : entre tradition populaire et renouveau diasporique
Le kurmanji (ou kurmandji) est, de loin, le dialecte kurde le plus parlé. Il couvre un vaste territoire : le sud-est de la Turquie, le nord de la Syrie (notamment la région du Rojava), des poches dans le nord de l’Irak, et jusqu’au Caucase. C’est également la langue de la majorité de la diaspora kurde en Europe. Le kurmanji utilise l’alphabet latin, dans une version adaptée dans les années 1930 par le linguiste Celadet Bedirxan.
Longtemps transmis oralement, le kurmanji a vu sa littérature moderne éclore en exil. Les poètes comme Cegerxwîn ou Ehmedê Xanî (ce dernier écrivant en kurmanji classique au XVIIe siècle) sont aujourd’hui les figures d’une langue longtemps interdite dans les écoles turques ou syriennes. Ce dialecte est fortement associé à l’identité kurde populaire, à la ruralité, mais aussi à une résistance culturelle déterminée.
Dans les zones rurales du Botan, les contes sont racontés en kurmanji. Dans les rues de Berlin, de jeunes Kurdes le rappent et le réinventent. Sa résilience est impressionnante, notamment grâce à la transmission familiale et communautaire.
🏛️ Sorani : le dialecte d'État
Le sorani, parlé principalement dans le Kurdistan irakien et en partie dans l’ouest de l’Iran, est souvent considéré comme le « dialecte officiel » du kurde. Il est enseigné à l’école dans la région autonome du Kurdistan, utilisé dans les institutions, les journaux, la télévision. Contrairement au kurmanji, il est transcrit avec une version modifiée de l’alphabet arabe.
L’histoire du sorani est liée à la politique. Dès les années 1990, après la mise en place de l’autonomie kurde en Irak, les élites locales ont adopté le sorani comme langue de standardisation.
Cela a eu pour effet de marginaliser d’autres dialectes, dont le kurmanji irakien, pourtant très présent dans le nord (notamment à Duhok). Ce choix linguistique, pratique pour unifier l’administration, a également creusé des clivages internes.
Mais le sorani est aussi un foyer littéraire riche. Il porte la poésie classique des bardes comme Nalî et Mahwî, et continue d’inspirer écrivains et journalistes. Il a même connu une standardisation grammaticale plus poussée que les autres dialectes, facilitant sa transmission formelle.
🎭 Zazaki : langue en sursis ou pilier oublié ?
Souvent ignoré, parfois controversé, le zazaki (ou dimili) est parlé dans les provinces de Dersim, Bingöl, Elazığ et Sivas, en Turquie. Certains linguistes estiment qu’il ne s’agit pas d’un dialecte kurde, mais d’une langue iranienne distincte, bien qu’ayant des liens étroits avec le kurde. La question de son appartenance est aussi politique : une partie des locuteurs se disent Kurdes, d’autres se revendiquent Zazas sans affiliation.
Le zazaki est grammaticalement très différent du kurmanji ou du sorani. Il possède une conjugaison spécifique, des déclinaisons particulières, et une intonation distincte. Bien qu’il ait produit une poésie orale extrêmement riche, sa transmission est menacée : peu de jeunes le parlent couramment.
Dans la région de Dersim, il symbolise pourtant une identité unique, souvent associée à l’alévisme, aux traditions montagnardes, et à une mémoire douloureuse marquée par les massacres de 1938.
🧬 Hawrami, Gorani, Kelhuri : les survivants secrets
Au-delà des grands dialectes connus, d’autres "parlers" kurdes peuplent les montagnes. Le hawrami et le gorani, par exemple, sont parlés dans les régions frontalières entre l’Iran et l’Irak. Ces dialectes ont longtemps été associés aux traditions religieuses yarsanes (ahl-e haqq) et à une poésie mystique. Leurs structures grammaticales rappellent les anciennes formes de persan et d’autres langues iraniennes anciennes.
Le kelhuri, lui, est parlé dans la province iranienne de Kermanshah. Bien que parfois classé comme un sous-dialecte du sorani, il a ses spécificités propres.
Ces parlers sont rarement écrits, transmis principalement de manière orale. Ils survivent dans les villages isolés, dans les chants des derviches, dans les prières des anciens. Leur disparition progressive est un drame silencieux : ce sont souvent les dialectes les plus riches en expressions symboliques, en métaphores, en tournures poétiques uniques.
📉 Une menace constante : la diglossie et la pression des États
Les dialectes kurdes souffrent d’un double écueil : leur absence d’unification standard, et leur répression par les États. En Turquie, l’usage du kurde fut longtemps interdit dans l’espace public. En Iran, les écoles kurdes n’existent pas. En Syrie, malgré une ouverture récente dans le Rojava, les structures éducatives restent fragiles. Seul le Kurdistan irakien offre un enseignement régulier du kurde – mais principalement en sorani.
Cette situation crée une diglossie : les Kurdes parlent une langue à la maison, et une autre (souvent l’arabe, le turc ou le persan) à l’école, dans les institutions. Résultat : la langue kurde perd du terrain, notamment auprès des jeunes générations.
À cela s’ajoute la question technique : il n’existe pas de norme unifiée du kurde. Les efforts de standardisation (comme la tentative de kurde unifié ou navkurdî) échouent faute de consensus politique et académique. Chaque dialecte continue de vivre, mais souvent isolé, sans passerelles vers les autres.
📺 Diaspora, technologie et renaissance culturelle
Pourtant, une nouvelle dynamique s’installe : celle de la diaspora et des médias numériques. À Paris, à Stockholm, à Berlin, des chaînes YouTube, des écoles du samedi, des groupes Facebook ou TikTok en kurde fleurissent. La diaspora kurde – surtout kurmanjophone – a su se doter d’outils de transmission modernes.
Des dictionnaires en ligne, des manuels de kurde, des cours en visio… Ce mouvement d’auto-éducation a permis une renaissance linguistique. Des projets collaboratifs comme Wîkîferheng (le Wiktionnaire kurde), ou la version kurde de Wikipedia, participent à cette dynamique.
Les musiciens, les rappeurs, les humoristes sur Internet utilisent le kurde comme un marqueur identitaire fort. Et ce, dans tous les dialectes. Loin des institutions, une vitalité informelle mais puissante se met en place.
🧑🏫 Quelle transmission pour demain ?
Le défi central reste la transmission. Si les adultes parlent le kurde, beaucoup ne l’enseignent pas à leurs enfants, par peur que cela « freine leur réussite scolaire » dans des pays où le kurde est encore stigmatisé. C’est un cercle vicieux : moins la langue est transmise, plus elle s’efface.
Certaines ONG kurdes militent pour une éducation bilingue. Des chercheurs travaillent à créer des corpus communs. Mais le chemin reste long. La diversité des dialectes, richesse linguistique, est aussi une difficulté pour les efforts de codification. Faut-il enseigner le sorani, le kurmanji, ou une forme standardisée ? Personne n’a encore tranché.
📚 Les dialectes comme archives vivantes
Chaque dialecte est un monde. Le sorani est celui de la littérature savante et des institutions. Le kurmanji est celui de la mémoire populaire et des montagnes. Le zazaki est le chant secret des vallées oubliées. Le hawrami est le souffle mystique des derviches. Les dialectes kurdes ne sont pas seulement des moyens de parler : ils sont des manières d’exister, de rêver, de se souvenir.
Ils contiennent des expressions intraduisibles, des proverbes ancestraux, des formes verbales qui racontent des modes de pensée uniques. À l’heure où les langues minoritaires s’éteignent à un rythme alarmant, préserver les dialectes kurdes est un acte de résistance, mais aussi d’amour.
📝 Conclusion
La diversité dialectale des Kurdes n’est pas une faiblesse, mais une richesse. Elle reflète l’histoire d’un peuple sans État, éclaté mais tenace, persécuté mais vivant. Face à l’uniformisation linguistique mondiale, le maintien des dialectes kurdes est un enjeu de justice culturelle.
Car une langue qui disparaît, c’est une bibliothèque qui brûle. Et dans le cas kurde, c’est tout un pan de la mémoire du Moyen-Orient qui risquerait de s’effacer.
📚 Sources
Izady, Mehrdad R. The Kurds: A Concise Handbook, Taylor & Francis, 1992, Haig, Geoffrey & Matras, Yaron. Kurdish Linguistics: A Brief Overview. University of Manchester, 2002, MacKenzie, D. N. Kurdish Dialect Studies, Oxford University Press, 1961–1962, Observatoire des langues menacées (UNESCO) — Base de données linguistique, KurdîLit (www.kurditgroup.org) – Base de données sur la littérature kurde, Articles académiques issus de JSTOR, Encyclopaedia Iranica, et Bianet.org (site indépendant turc sur les minorités)
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