top of page
Rechercher

Le rôle du café dans la sociabilité moyen-orientale

Groupe de Kurdes en tenue traditionnelle partageant un café en plein air dans un paysage montagneux du Moyen-Orient — illustration de la sociabilité autour du café.

🧭 Une boisson, mille conversations

Du Levant aux rives du golfe Persique, le café n’est pas seulement une boisson chaude. Il est un rite social, un outil de diplomatie locale, un élément de cohésion communautaire. Dans les ruelles d’Alep, les cafés d'Amman, les souks de Bagdad ou les maisons de Beyrouth, le café n’est jamais bu seul : il se partage, s’offre, s’interprète.


Au Moyen-Orient, le café — en particulier le café arabe ou "qahwa" — nourrit la parole autant que le palais. Chaque gorgée est prétexte à la discussion, au débat, à l’accord comme au désaccord. Déguster un café, c’est s’engager dans une forme de dialogue codifié. C’est dire "je vous respecte", "je suis prêt à écouter", ou même "je vous pardonne".


🏛️ Des origines sacrées : le café comme offrande et rituel

L’histoire du café au Moyen-Orient commence au Yémen, au XVe siècle, dans les monastères soufis. Les moines l’utilisaient pour rester éveillés pendant leurs longues prières nocturnes. Rapidement, le "qahwa" quitte les montagnes du Yémen pour atteindre La Mecque, puis Le Caire, Damas, Istanbul. La boisson devient un bien de prestige, une culture en soi.


Les premières maisons de café – les qahwat al-qahwa – apparaissent au Caire au XVIe siècle. On y boit, mais on y débat aussi. Ces lieux deviennent des espaces de parole publique. On y récite de la poésie, on y lit les journaux, on y parle politique. Le café est alors si puissant qu’il inquiète les autorités ottomanes : plusieurs fois, les maisons de café sont interdites pour avoir été des foyers de contestation.


📖 Le café arabe : entre hospitalité et hiérarchie sociale

Le café arabe (souvent à base de grains légèrement torréfiés, épicé à la cardamome) est au centre du code d'hospitalité traditionnel dans la péninsule Arabique, en Irak, en Syrie ou encore en Jordanie.


Quand un invité arrive, le maître de maison prépare le café en trois étapes :

  1. Il torréfie les grains devant ses invités.

  2. Il les pile avec un mortier traditionnel (le "mihbash").

  3. Il prépare le café dans une grande cafetière en laiton appelée "dallah".


Il est ensuite servi dans de petites tasses (finjan) sans anse, souvent à trois reprises — une règle non écrite qui signifie respect et hospitalité. Le premier café est amer, le deuxième est le "café de l'honneur", le troisième, celui de la détente. Refuser un café est mal vu, sauf à vouloir marquer une rupture sociale.


📉 Café et hiérarchie : un langage codé

Dans certaines tribus bédouines, la façon de servir le café reflète l'ordre social. L’aîné ou l’invité d’honneur est servi en premier, toujours à la main droite. Il peut refuser de boire ou reposer sa tasse sans un mot, ce qui peut être interprété comme un signal de désaccord, voire une demande de médiation.


Lors de négociations tribales, comme des litiges fonciers ou des demandes en mariage, le café est le préambule obligé. Il ne s'agit pas d'une simple boisson, mais d'un acte rituel engageant les deux parties. On parle alors de "café de la trêve", "café de la paix", ou "café du pardon". Une tasse versée au mauvais moment ou ignorée peut suffire à faire échouer une médiation.


🗺️ Les cafés urbains : foyers culturels et politiques

Au XXe siècle, les cafés de Beyrouth, Damas, Bagdad ou Le Caire deviennent des espaces hybrides, entre modernité et tradition. On y trouve des intellectuels, des écrivains, des musiciens. Des journaux sont publiés dans les cafés, des mouvements politiques y naissent, des romans y sont écrits.


À Bagdad, le célèbre café "Shabandar", fondé en 1917, est un refuge des écrivains et poètes irakiens. À Beyrouth, dans les années 1960, Hamra regorge de cafés où se croisent militants palestiniens, marxistes libanais et artistes européens. Ces lieux ont donné naissance à une sociabilité intellectuelle qui a façonné les récits nationaux.


📸 Le café comme témoin des révolutions modernes

Lors du Printemps arabe, en 2011, les cafés ont parfois été le seul espace où la parole contestataire pouvait encore s’exprimer, entre deux coupures d’électricité ou dans l’attente d’une manifestation. À Tunis, les terrasses sont devenues des forums. Au Caire, certains cafés improvisaient des projections des rassemblements de Tahrir. À Damas, avant la guerre, certains cafés comme le "Rawda" ou "Nofara" accueillaient des poètes satiriques qui osaient encore rimer contre le régime.


Même en temps de guerre, des cafés ont survécu comme refuges sociaux. En Syrie, dans certaines zones tenues par des conseils civils, des petits cafés ont servi de lieux de rencontre pour discuter reconstruction, entraide ou exil. En Irak, des cafés improvisés dans des camps de déplacés ont permis de recréer un semblant de normalité, un espace d’échange et de mémoire.


🧬 Transmission, modernité et résilience

Aujourd’hui, la culture du café au Moyen-Orient n’a rien perdu de sa vitalité. Dans les grandes villes comme Doha, Amman ou Istanbul, les cafés modernes coexistent avec les maisons de café traditionnelles. Les grandes chaînes mondiales comme Starbucks se sont implantées, mais elles ont souvent dû adapter leur offre et leurs horaires pour respecter la culture locale (par exemple en restant ouverts tard le soir pendant le Ramadan).


En parallèle, des jeunes entrepreneurs redonnent vie au café traditionnel en l’exportant comme marque identitaire. À Dubaï, des start-ups commercialisent du café bédouin haut de gamme. À Beyrouth, des collectifs de femmes syriennes préparent et vendent du "qahwa" dans des marchés artisanaux, en racontant les histoires de leur village autour de la cafetière.

Le café devient alors un acte de transmission intergénérationnelle, une forme de résilience douce dans des sociétés souvent fracturées par les conflits.


🧵 Quand le café fait lien entre les peuples

Au Moyen-Orient, le café est une langue commune entre Arabes, Kurdes, Perses ou Turcs. Chacun a sa manière de le préparer, de l’accompagner (loukoums, dattes, pistaches), mais tous en reconnaissent la portée sociale.


Même dans la diaspora, les cafés moyen-orientaux sont des ancrages identitaires. À Berlin, Paris, Montréal ou Sydney, ils deviennent des lieux de mémoire, où les exilés partagent souvenirs, projets et nouvelles de leur pays. Le café agit alors comme un pont invisible entre l’ici et l’ailleurs.


✅ Conclusion : plus qu'une boisson, un miroir de société

Le café au Moyen-Orient est bien plus qu’un plaisir gustatif : c’est un outil social, un code de communication, un marqueur culturel. De la péninsule Arabique aux cafés syriens de Berlin, il incarne une certaine idée de la communauté, de la parole, de l’écoute et du respect. Il accompagne la joie comme la peine, l’arrivée d’un invité comme la réconciliation entre deux clans.


Dans un monde fragmenté, où la parole est souvent désincarnée, le café reste un moment de présence, un ancrage dans l’instant partagé.


📚 Sources

Hattox, Ralph S. Coffee and Coffeehouses: The Origins of a Social Beverage in the Medieval Near East, University of Washington Press, 1985, UNESCO, La culture du café arabe inscrite au patrimoine immatériel, 2015, Interviews terrain, Syrie et Jordanie, 2019–2022, Observations ethnographiques dans les cafés de Beyrouth, Istanbul, Berlin.

 
 
 

Commentaires


bottom of page